C’est le contexte de l’époque qui permet de mieux comprendre ce phénomène unique d’urbanisation. Signalons tout d’abord le fait que le développement rapide des bastides s’inscrit dans le droit-fil d’un vaste mouvement d’urbanisation qui a débuté plus tôt et a essaimé partout en Europe. Dès le XIe siècle, du Saint-Empire germanique au royaume d’Aragon, des cités nouvelles naissent sur les axes de communication les plus fréquentés. C’est la conséquence d’une démographie en constante augmentation et d’un besoin de se déplacer, amplifié par les croisades et les pèlerinages. Les princes agrandissent leurs domaines et renforcent leur autorité, mais une grande partie de l’espace rural continue à être disputée entre une multitude de féodaux.
Au-delà de ce phénomène de croissance démographique, une autre raison explique cette migration des gens de la campagne vers la ville. En effet dès le XIe siècle, l’insécurité chronique pousse les populations des campagnes à rechercher la protection du plus fort. Ainsi naissent de nombreux villages d’un genre nouveau :
- Les sauvetés (en occitan, sauvetat ou salvetat) : zone de peuplement délimitée par un bornage, qui regroupait des habitations autour d’édifices religieux. Dans ces zones d’extraterritorialité protégées par l’Église catholique, la loi de l’homme ne s’appliquait plus. Il était d’ailleurs interdit de poursuivre les fugitifs à l’intérieur de ce périmètre. Ce mouvement communal s’est développé en Gascogne de 1027 à 1141. Véritables villages neufs, elles ont pour objectif de fixer des populations agricoles afin de coloniser des régions essentiellement désertes. Pour attirer les habitants des « libertas », dispenses et avantages, sont accordés. Les sauvetés ont précédé et inspiré les bastides.
- Les castra : villages plus ou moins fortifiés établis sur des hauteurs d’accès difficile, autour d’un castellum, château de construction assez sommaire.
- Les castelnaux : ville ou village fondé à proximité d’un château et dont les habitants étaient sous la protection d’un seigneur.
Un aperçu du contexte géopolitique des fondations
Aux XIe et XIIe siècles, le Sud de la France est sous la domination des comtes de Toulouse, qui s’y sont taillé un véritable royaume s’étendant jusqu’au Rhône. En mai 1152, le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, fait tomber le Périgord dans le giron anglo-saxon. Après la mort de Richard Ier d’Angleterre dit Cœur de Lion, fils d’Henri, le 8 septembre 1157, Jean sans Terre, obtient les rênes du duché d’Aquitaine, qu’il se fait confisquer par Philippe Auguste, récemment monté sur le trône à Paris. Lancée en 1209 par le pape Innocent III, le mal nommé, la croisade contre les Albigeois et l’hérésie cathare (que les tolérants comtes de Toulouse avaient laissé se développer), est l’occasion pour le roi de France et les seigneurs du nord de s’approprier des terres convoitées. Menés par Simon de Montfort, les croisés affirment la mainmise capétienne en mettant les pays de langue d’oc, Périgord compris, à feu et à sang.
Pourtant, l’influence des Plantagenêts continue à se faire sentir chez certains seigneurs périgourdins, et si Périgueux prend parti pour la couronne de France, dans le Bergeracois, où les Anglais se sont rapidement réinstallés, on ne tarde pas à se rallier au traité d’assistance mutuelle signé entre le nouveau roi d’Angleterre, Henri III, et le comte de Toulouse. Il faut dire que les intérêts économiques prennent le pas sur les élans patriotiques, puisque cet accord ouvre toutes grandes les portes de l’exportation aux vins de Domme et de Bergerac, qui descendent la Dordogne.
Le traité de Paris, en 1229, entérine la défaite de la dynastie des Saint-Gilles. Raymond VII se retrouve à la tête d’un domaine très diminué économiquement et géographiquement (il perd tout le territoire se trouvant sur la rive droite du Tarn). Mais le comte de Toulouse ne baisse pas les bras. Il agit pour récupérer biens et titres et obtenir la levée de l’excommunication de son père. C’est alors qu’il innove en créant villes nouvelles et bastides, de l’Albigeois à l’Agençais. Ainsi, il aide ses sujets en les relogeant lorsque leurs bourgades ont été rasées par les croisés, et en les remettant au travail. En 1249, à la mort de Raymond VII, c’est son gendre, Alphonse de Poitiers, qui devient comte de Toulouse. Sous son impulsion, les bastides deviennent l’instrument d’une véritable politique d’aménagement du territoire. Campées sur des sites défensifs, elles contrôlent des régions peu sûres. Lovés au bord de cours d’eau ou installées sur des carrefours, elles contrôlent et stimulent les échanges.
Suite à la disparition d’Alphonse de Poitiers et, faute d’héritier, le comté de Toulouse est définitivement rattaché à la couronne royale. Les rois de France, essentiellement Philippe le Hardi, et Philippe le Bel, poursuivent sa politique, obéissant aux mêmes motivations : développer des zones d’influence face à l’Aquitaine anglaise et affaiblir les grands féodaux que sont les comtes de Foix, de Comminges et d’Armagnac. Les rois anglais répliquent en implantant leurs propres bastides. Et quelques seigneurs se lancent aussi dans l’aventure. Les bastides deviennent donc des pions importants dans la stratégie des Grands, qu’ils soient français ou anglais. La guerre de Cent Ans, qui débute en 1377, signe, pratiquement, l’arrêt de fondation de nouvelles bastides. (1)
QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES
1152 | Depuis le mariage en 1152, d’Aliénor d’Aquitaine avec le futur roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt, France et Angleterre se font la guerre. Les deux puissances revendiquent le contrôle du continent ouest-européen. C’est dans le Périgord et le Quercy, frontières entre les deux domaines royaux, que la part terrestre de ce long de conflit est la plus active. Selon les traités, la région passe dans la vôtre corps. |
1202 | Philippe Auguste confisque les biens de Jean-sans-Terre. Cinquième et dernier fils du roi Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine, il fut roi d’Angleterre, seigneur d’Irlande et duc d’Aquitaine de 1199 à sa mort, en 1216. |
1209 | Début de la croisade contre les Albigeois. |
1213 | Bataille de Muret : victoire de Simon de Montfort sur Raymond VI de Toulouse et le Roi Pierre II d’Aragon (tué sur le champ de bataille). |
1215 | Prise de Toulouse par Simon de Montfort. |
1222 | Fondation de Cordes, la première bastide, par Raymond VII. |
1241 | Fondation d’aiguës-mortes par Louis IX. |
1259 |
Par le traité de Paris, Saint Louis abandonne le Périgord et le Quercy. Mais il s’avère rapidement caduc et le conflit reprend, d’où la multiplication des bastides. |
1261 | Construction de Villefranche-du-Périgord, la première bastide. |
1281 | Fondation de la bastide de Domme par Philippe le Hardi. |
1284 | Fondation de la bastide de Monpazier par Édouard 1er d’Angleterre. |
1294 | Philippe le Bel reconquiert la quasi-totalité des possessions anglaises dans la Guyenne de 1294 à 1296. |
1316 | Construction de Saint-Barthélémy, la dernière bastide. |
1337 | Début de la guerre de Cent Ans. |
1338 |
Édouard III d’Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel, conteste le trône de France à Philippe VI de Valois. Il se proclame roi de France et s’empare de l’Aquitaine. C’est le début de la guerre de Cent Ans. |
1360 | Le traité de Brétigny entérine le retour de la Guyenne dans le giron anglais. L’accalmie qui s’ensuit permet le développement de la viticulture et de la batellerie, mais les routiers, soldats mis au chômage durant les années de paix, ravages le Périgord, jusqu’à ce que Charles V, roi de France, le reprenne en 1369. |
1399 | Par la suite, les seigneurs de la région du Nord seront fidèles tandis que ceux du Sud prendront le parti des Anglais, jusqu’à ce que le roi Charles VI annexe définitivement le territoire. |
Après la guerre et la peste, qui fait des ravages en 1348, 1361, 1384 et 1400–1401, le Périgord subit encore les dévastations des routiers de 1429 à 1439. | |
1453 | La bataille de Castillon met fin à la guerre de 100 ans. |
Crédit Photos :
- Monpazier – Place des Cornières, couvert côté est, By Mossot (Own work), via Wikimedia Commons.