Les constructions en pierre sèche sont issues de la mise en culture de terrains où la roche est affleurante et délitée (fracturée en strate). L’épierrage de ces terres était une pratique nécessaire consistant à débarrasser les parcelles des pierres, cailloux ou blocs gênant la culture. Cette opération effectuée chaque année après le labour impliquait l’accumulation des pierres sous diverses formes : tas, murs, guérites et cabanes.
Quelques auteurs ont affirmé sans preuve que certaines des cabanes existantes encore aujourd’hui remontent à l’époque gallo-romaine. Or, c’est impossible. Le calcaire, le plus fragile des matériaux de la région, ne peut résister aux intempéries pendant deux mille ans. D’ailleurs, sous la pression du Centre d’études et de recherches sur l’architecture vectnaculaire, les appellations de cabanes « gauloises » ou « celtes » ont été abandonnées dans le seconde moitié du XXe siècle. Sans entretien, elles disparaissent relativement rapidement, ne serait-ce qu’en raison de la végétation qui a toujours tendance à reconquérir l’espace, ou bien à cause du gel saisonnier qui délite les moellons et tout particulièrement la lauze, son morcellement détruisant la cohérence de la bâtisse. Ce processus de désagrégation mécanique des roches sous l’effet des variations de température s’appelle la thermoclastie. Il est lié à l’amplitude de ces variations (contraction/dilatation) provoquent la fissuration de la roche et l’apparition d’écailles de desquamation.
Les chibottes du Velay en roches volcaniques, les cabanes de Gordes en calcaire microgravelleux (…) ont une bien meilleure assise que les cabanes du Périgord Noir. Leurs aspérités, leur dureté s’opposent à l’écrasement et aux mouvements de glissement, puis d’effondrement des toitures et murs. Ces cabanes résistent mieux au temps. Celles du Périgord sont en calcaire plus gélif, encore que vers Sarlat, le Santonien n’ait pas ce défaut. Elles sont plus enclines au débitage naturel en microplaquettes qui les mène à leur ruine. Le meilleur moyen de se faire une idée de leur âge est de les comparer aux monuments publics datés et dont la protection est mieux assurée. (1)
Un essai de datation
Témoins d’un savoir-faire ancestral, il est sans doute possible que les hommes aient pu construire de telles cabanes dans un lointain passé, mais aucune d’entre elles n’aurait pu résister aussi longtemps aux méfaits du temps et des hommes. En fait, la majorité des cabanes que l’on peut contempler aujourd’hui ont été édifiées au cours des XVIIIe et XIXe siècles, principalement dans les décennies 1750–1890. Celles qui datent du XVIIe siècle ont pratiquement toutes disparus. Après de multiples enquêtes et relevés de dates dans toute la France, l’archéologue français Christian Lassure a situé vers 1840 l’apogée des constructions de cabanes en pierre sèche, époque où la viticulture ne cessait de se développer.
Un texte des années 1480 dit que dans une cabane, les bouviers de Liaubon, près de Domme, « chassaient et gectaient ledict betailh » des pâturages qui leur étaient réservés et tout à côté des personnes « avaient une cabane en laquelle reclausaient leur betailh ». Mais rien ne prouve qu’elles avaient une voûte de lauzes en encorbellement. C’est à partir du XVIe siècle que les textes d’archives (Archives départementales de Périgueux) mentionnent la technique de la maçonnerie en pierre sèche (pierre essuyte) dans l’architecture rurale, mais il n’est pas question pour autant de cabanes en pierre sèche. Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle (1612) que l’on trouve des témoignages écrits exploitables concernant la construction de « capitelle(s) à pierre essuyte et couverte(s) de lauzes » dans la région de Nîmes. En 1686, toujours dans la même région, un texte signale la présence d’un « caverne bastie à pierre sèche, vulgairement appelée capitelle ». La référence faite à sa forme, celle d’une « caverne », semble bel et bien désigner une voûte cintrée en pierre sèche.
Le meilleur moyen de se faire une idée de l’âge d’une cabane est de la comparer aux monuments publics construits avec le même type de matériaux, et dont on connat la date de construction. (1)
Aux XVIIIe et XIXe siècles, les preuves écrites sont nettement plus abondantes non seulement dans les registres et les cadastres, mais aussi gravés dans la pierre. L’étude de 87 millésimes gravés – répartis sur plusieurs régions françaises – couvrent une période allant de 1750 à 1889. Au lieu-dit les Cayroux, à Daglan, une cabane incorporée à un énorme tas de pierres porte deux inscriptions : 1771 et 1784. Une autre cabane de Segonzac porte sur le linteau de la porte la date de 1755.
Plus rares sont les cabanes datant du XXe siècle. L’exode rural, l’abandon des parcelles les plus arides, l’évolution des pratiques agricoles et le remembrement sont responsables de la disparition de nombreuses cabanes, faute d’entretien, ou pire encore, en raison de démolition.
Depuis quelques décennies, le nouveau regard porté sur le patrimoine vernaculaire conduit de plus en plus de propriétaires, associations et collectivités à conserver, restaurer et valoriser cet héritage fragile qui participe à l’identité des régions et témoigne de savoir-faire et de pratiques socio-économiques et culturelles anciennes.
PAYSAGES LITHIQUES : expression employée par Christian Lassure pour désigner les paysages pierreux d’origine viticole du haut Quercy, porteurs de toute une infrastructure lithique de murs, tas d’épierrement, guérites et cabanes de pierre sèche, renouvelée ou créée tout au long du XIXe siècle. — VESTIGES LITHIQUES D’ORIGINE AGRICOLE : par cette expression, il faut comprendre toute construction provenant d’une pratique humaine d’épierrement, de clôture et d’édification d’abris sur des terres agricoles encore actives ou anciennement cultivées. Le terme de « vestige » renvoie plus précisément au fait que la plupart de ces constructions sont aujourd’hui à l’abandon ou sans usage même si la parcelle où ils se dressent est encore exploitée. L’expression a été popularisée par Christian Lassure au début des années 1970, à propos du haut Quercy puis reprise par Pierre Haasé à propos de la Bourgogne. Comme synonymes, on trouve également : « ouvrages lithiques », « infrastructure lithique » d’origine agricole. Parfois, un maillage lithique dense constitue un système qui est comparable à celui d’un bocage. Pour cette raison, on parle alors de « bocage lithique ». (1)
Naissance des paysages lithiques d’origine agricole
En parcourant le sud-est du département de la Dordogne, on ne peut s’empêcher d’admirer les nombreuses constructions de pierre qui parsèment le paysage. Si les cabanes et les guérites sont les plus spectaculaires, elles ne représentent qu’une toute petite partie des diverses activités constructives autrefois liées à l’extraction, la manipulation et l’utilisation du matériau lithique agricole. En effet, les constructions en pierre sèche sont avant tout composées de murets de séparation, murs de soutènement, terrasses, tas d’épierrement (queyroux, cayroux ou cayrous), rigoles empierrées et autres aménagements… Cette large palette d’éléments architecturaux montre un savoir-faire inégalé et donne à voir des paysages extraordinaires particulièrement dans la partie sud du Périgord. (1)
Ce paysage qualifié de lithique – pour reprendre l’expression employée par Christian Lassure puis reprise par Pierre Haasé – est le résultat d’une pratique humaine d’épierrement, de clôturage, de terrassage et d’édification d’abris sur des terres agricoles.
Voici les principaux facteurs historiques qui seraient à l’origine de la naissance des paysages lithiques agricoles (2) :
- Le partage des communaux : héritage des XVIe et XVIIe siècles, les communautés d’habitants possédaient des terres sur lesquelles la jouissance s’exerçait en commun, par le pâturage ou par le partage des récoltes de bois, de fourrage ou autres végétaux. Or, en application de la loi votée en 1793, ces espaces pastoraux communs sont progressivement morcelés en autant de lots que d’habitants, et transformés en terres à blé ou à vignes. Les parcelles sont défrichées, épierrées et matérialisées par des enclos de pierre sèche accompagnés de pierriers, guérites et cabanes.
- L’accession à la propriété sous le Second Empire : désormais, le prolétariat agricole peut acquérir des terres plus facilement, et on assiste alors au défrichage – et donc à l’épierrement – de nombreuses parcelles qui sont ensuite cultivées.
- L’extension de la culture de la vigne : avant la destruction du vignoble par le phylloxéra qui affecta le Midi de la France, Périgord compris, de nombreuses parcelles avaient été conquises sur la friche, jusque dans les « raysses », c’est-à-dire les pentes abruptes, pour ne pas dire les ravins. Le pays connu alors le plus grand épierrement, avec pour objectif la mise en culture de la moindre parcelle exploitable. Après cette crise de l’oïdium – un épisode douloureux de l’histoire des Périgourdins puisqu’il provoqua un exode rural massif – de très nombreuses vignes furent abandonnées, et avec elles, les cabanes devenues inutiles. Elles sont encore visibles aujourd’hui, à l’état de ruine plus ou moins avancé, dans les régions où la culture de la vigne a été définitivement abandonnée, soit la majeure partie du département, à l’exception du Bergeracois et du Dommois. Fort heureusement, d’autres connurent un sort meilleur en servant comme bergerie, poulailler ou pigeonnier. Quoiqu’il en soit, ces défrichements viticoles ont très largement contribué à l’élaboration du paysage lithique périgourdin.
- Les prix de sociétés d’encouragement : le comité agricole de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale a favorisé la création de champs et a récompensé la mise en application des meilleures méthodes de culture.
- Les progrès technologiques : en raison de son coût élevé, le fer est resté rare dans les campagnes françaises jusque dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la généralisation de l’outillage d’extraction en acier (produit en série à un prix abordable) et de la poudre à canon pour le dérochement a grandement facilité le dégagement des énormes quantités de pierres nécessaires à l’élaboration des aménagements lithiques agricoles. Et à partir du deuxième tiers du XIXe siècle, l’utilisation fort répandue de la charrue véritable, à soc et à versoir en fer, permet de labourer la terre en profondeur, ce qui contribue également à la production d’un matériau pierreux abondant.
- L’âge d’or de la paysannerie française et la croissance démographique au cours de la période 1850-1880 : la conjoncture économique devient plus favorable, et la hausse du cours des céréales et autres productions agricoles va encourager les paysans à augmenter la surface des terres cultivables aux dépens des landes et des bois. C’est l’époque des grands défrichages. (2)
On appelait « faiseurs de champs » ceux qui récoltaient les pierres dans les parcelles que l’on défrichait pour en faire des terres agricoles. Qu’ils soient amateurs ou professionnels, propriétaires ou salariés, hommes ou femmes, c’est à ces murailleurs que l’on doit le façonnage de nos paysages lithiques. Même les enfants participaient à l’épierrement, aux côtés de leurs parents, pour quelques sous l’heure s’il s’agissait de salariés. Dans pratiquement tous ces travaux, le salaire des filles comme celui des femmes correspond à la moitié de celui des hommes.
Notes :
- (1) François Poujardieu, Les Cabanes en pierre sèche du Périgord, Éditions du Roc de Bourzac, 2002.
- (2) © Christian Lassure – CERAV – www.pierreseche.com
- (3) Christian Lassure et Dominique Repérant, Les cabanes en pierre sèche de France.
Crédit Photos :
- © Jean-François Tronel.