L’histoire du pigeon en tant qu’animal domestique est très ancienne. On suppose que sa domestication va de pair avec la sédentarisation des peuples nomades et le début de l’agriculture. La plus vieille représentation connue d’un pigeon remonte au quatrième millénaire avant J.C., en Mésopotamie. D’autres représentations trouvées en Asie mineure et en Egypte permettent de conclure que le pigeon était déjà élevé dans les pays du pourtour de la Méditerranée au troisième millénaire avant J.C. Et les représentations qui nous restent des habitats que l’homme a imaginées pour le pigeon sont nombreuses. Il est d’ailleurs à noter, que le pigeon et le cheval sont les seuls animaux domestiques pour qui l’homme a élevé des édifices, bien souvent véritables chef-d’œuvre.
Selon le récit biblique, après le déluge, alors que les eaux recouvraient encore la terre, Noé lâcha une colombe. Celle-ci revint à l’arche, portant un rameau d’olivier. Depuis, le pigeon a toujours été considéré comme un animal sacré, souvent messager de paix.
Au premier siècle de l’ère chrétienne, Pline l’Ancien écrit dans son Histoire Naturelle que les Romains bâtissaient des tours pour les pigeons. Il affirmait que « les pigeons ont quelques sentiments de gloire ; ils méritent d’êtres logés dans les maisons de ceux qui font profession d’acquérir la gloire… ». De plus, on pense que Pline l’Ancien pensaient aux pigeons messagers lorsqu’il décrit dans son Histoire Naturelle : « À quoi servent les remparts et les sentinelles et le blocus, quand on peut faire parvenir des nouvelles à travers l’espace. »
Les pigeons ont vraisemblablement été introduits en Gaule par les Romains. Au Moyen-Âge, la viande était un luxe et n’était consommée qu’en de rares et exceptionnelles occasions. C’est donc fort logiquement que l’élevage du pigeon se développe à cette époque pour compléter une alimentation composée essentiellement de céréales. En 1261, la maison du Roi de France consommait quotidiennement 400 pigeons, et celle de la Reine presque autant. Fort heureusement, le pigeon est facile à élever et il se reproduit rapidement : environ 10 jeunes par an et par couple !
Le pigeon était élevé non seulement pour la qualité et la saveur de sa chair, mais aussi pour l’excellence de sa fiente, la colombine, également appelée guano. Et pour cause ! Jusqu’aux mutations agricoles des Temps modernes – et l’introduction des cultures fourragères – la colombine était pratiquement le seul élément fertile connu. Or, cet engrais était abondant : on estime qu’un pigeon adulte bien nourri produit environ six ou sept litres de colombine par an, soit 2 à 3 kg d’engrais. Cette déjection riche en azote, était donc utilisée pour la fumure de cultures exigeantes telles que celles de la vigne, des vergers ou des potagers. On comptait qu’un nid assurait la fumure pour une surface équivalente à un demi-hectare. On utilisait également de la poudre de colombine desséchée pour protéger les grains et semences des attaques de charançons.
Ce puissant engrais naturel était tellement prisé qu’on le mentionnait parfois dans les contrats de mariage ou les contrats de métayage. En 1837, dans le Quercy, le prix du double décalitre de ce précieux guano était fixé à 5 francs. Au tout début du XXe siècle, on évaluait à cent francs de l’époque la valeur de la colombine produite par 400 couples de pigeon.
Le droit de colombier, un privilège nobiliaire
Avant la Révolution, l’élevage des pigeons était traditionnellement réservé à la noblesse et aux abbayes. C’est Charlemagne qui fit de l’élevage du pigeon un privilège nobiliaire. Posséder un colombier à pied – construction séparée du corps de logis ayant des boulins de haut en bas – était donc un privilège réservé exclusivement aux seigneurs haut-justicier qui pouvaient le concéder à des vassaux ou tenanciers. Accordé par titre ou reconnu par possession, le pigeonnier devenait alors parti intégrante de la propriété foncière, un symbole de prestige et de richesse économique.
Coutumes de Paris – article 70 : « Il n’appartenait qu’au seigneur haut justicier ou à qui possédait fief, censive (1) et cinquante arpents de terre domaniale d’user du droit de colombier » — Dictionnaire de droit et de pratique, par M. Claude-Joseph de Ferriere.
« Dans les provinces du Dauphiné, Bretagne et Normandie, il est prohibé à tous les roturiers d’avoir des colombiers, fuies et volières… il n’y a que les seuls nobles qui puissent avoir des pigeons… » — La Poix de Fréminville, Pratique universelle pour la rénovation des terriers et des droits seigneuriaux, Tome IV, p. 766).(2)
Par contre, pour les autres constructions, le droit de colombier variait suivant les provinces. Généralement, les volières intégrées à une étable, une grange, un hangar, ou placées en étage au-dessus d’un poulailler, d’un chenil, d’un four à pain, d’un cellier… étaient permises à tout propriétaire possédant suffisamment de terres, qu’il soit noble ou non. La taille minimum des exploitations variait selon les régions : la Coutume d’Orléans exigeait 100 arpents minimum, celle de Paris 50 et dans d’autres régions seulement 36. Sauf contrat de fermage expressément accordé à un fermier, le droit de colombier était exclusivement réservé au propriétaire du domaine et s’étendait à toutes ses terres y compris celles affermées. De ce fait, les pigeons du seigneur devaient être tolérés sans aucune contrepartie.
Dans certaines régions, il fallait une autorisation pour posséder un colombier lorsqu’on n’était pas gentilshommes. C’est ce que précise ce texte : « Les gentilshommes sont en possession immémoriale du droit de bâtir des colombiers soit en pied ou sur piliers, soit qu’ils aient fief ou non, comme étant une prérogative de leur naissance… ; quant aux roturiers, quelque étendue qu’ils aient de terre labourable, ils ne peuvent avoir de colombier non pas mesme sur piliers ou solives, sans le congé du seigneur haut justicier ou de sa Majesté si la terre est de son domaine… » (Selon deux arrêts du trois mars 1663 et mars 1667).(2)
Selon Denys de Salvaing de Boissieu, Docteur en droit et conseiller du Roy, historien du Dauphiné, des roturiers possédant toutefois un domaine suffisant, ont obtenu du roi ou de leur seigneur haut justicier, la permission de construire un colombier, mais avec des restrictions bien rigoureuses, comme il le précise en ces termes : « ces concessions s’achetaient à prix d’argent ou contre redevances annuelles et soumises au droit de franc-fief. » C’est ainsi qu’en 1487, une telle permission fut accordée par le roi au vice-châtelain de Saint-Lattier, et en 1537, Philibert de SASSENAGE fit de même en faveur de deux marchands bourgeois de la ville de Romans. On sait également par les « coutumes de Paris » qu’un pigeonnier roturier a pu contenir jusqu’à 500 boulins.
Des règles pour limiter les dégâts occasionnés par les pigeons
Parce que les pigeons se nourrissent des semences et du grain sur pied, des lois sont alors promulguées pour tenter de limiter le nombre de pigeonniers.
Tout d’abord, on limitait le nombre de couples à un par arpent, soit environ trois par hectare. Toutefois, cette proportion variait en fonction des régions. C’est ainsi que l’on pouvait estimer la fortune d’un propriétaire d’après la taille de son pigeonnier. Quand on pense que certains colombiers périgourdins abritaient 500 boulins et parfois plus, on en déduit que leurs propriétaires devaient être à la tête d’exploitation d’au moins cent hectares de terres agricoles.
Voici une autre mesure, dictée par le bon sens, permettant de limiter les dégâts faits aux cultures : « Les pigeons seront enfermés aux époques fixées par les communautés, et, dans ce temps, ils seront regardés comme gibier, et chacun aura le droit de les tuer sur son terrain. » Les périodes concernées étaient principalement celles des semailles et des moissons. Il était alors impératif d’enfermer les pigeons dans le colombier en obstruant les ouvertures du colombier.
Dans le sud de la France, encore en partie influencé par le droit romain, les restrictions étaient moindres, au grand dam de la noblesse. En Aquitaine, le droit de colombier est tombé en désuétude deux à trois siècles avant la Révolution. Tout le monde avait donc le droit d’élever des pigeons, à condition toutefois de posséder suffisamment de terres, ou de les maintenir enfermés dans des volières. En Languedoc et en Provence, la seule restriction était qu’un colombier à pied orné de créneaux et de meurtrières ne pouvait être érigé que par des nobles.
En ville cependant, où les pigeons étaient définitivement interdits en raison des salissures. Concernant cette restriction, voici ce que l’on peut lire dans le Code rural de Paris, datant de 1774 : « Il est défendu par les Règlements de Police de nourrir des pigeons dans les Villes, à cause du mauvais air que cela peut causer ; mais à la campagne, il est permis à chacun d’en avoir ; droit qui est pourtant plus ou moins étendu, selon les personnes, les circonstances et la coutume du lieu. »
Comme en témoignent les rapports de justice, le droit de colombier entraîna de nombreux abus. De ce fait, il fut à l’origine de bien des frustrations, et, fort logiquement, il devint l’objet d’une haine grandissante. Dans le Nord de la France, en Bretagne et en Normandie, de nombreux pigeonniers furent détruits pendant la Révolution par des paysans qui considéraient cette prérogative, à juste raison d’ailleurs, comme trop injuste.
C’est donc fort logiquement que ce droit de colombier fut l’une des premières prérogatives féodales à être abolis lors de la Révolution française. C’est précisément dans la nuit du 4 août 1789, que l’Assemblée nationale proclama l’abolition – sans indemnité – de tous les droits dits de « féodalité dominante » dont celui de colombier. Plutôt que de préconiser la disparition pure et simple de ce droit, il le démocratise, chacun pouvant désormais posséder un colombier, s’il le désire. Le texte du décret du 11 août 1789 déclare : « Le droit exclusif des fuies et des colombiers est aboli. »
La société populaire de Dreux, dans sa séance du 21 novembre 1793, applaudit un de ses membres qui, « après un discours dans lequel il a exposé combien les colombiers rappelaient la féodalité, a proposé qu’il fût envoyé une adresse à la Convention Nationale pour en demander la destruction. Cette motion fut adoptée, mais les députés de l’époque avaient d’autres affaires en tête et — nous devons leur en être reconnaissants — ces curieux édifices ruraux ne furent pas tous abattus, certains mêmes ont conservé intact le blason de celui qui les avait fait édifier. » (3)
Après la Révolution, l’élevage du pigeon relève du droit commun. Le pigeonnier devint alors la partie emblématique de l’habitat paysan puisque sa construction signifiait la fin des droits seigneuriaux. Le pigeonnier n’était plus un privilège nobiliaire, symbole de prestige et de richesse économique.
Sources et notes :
- (1) É́tendue de la seigneurie d’un personnage récoltant le cens, une sorte de taxe foncière fixe que tout propriétaire devait au seigneur d’un fief.
- (2) La Pratique Universelle, Pour la Renovation des Terriers et des Droits Seigneuriaux, Tome 4, Edme de La Poix de Freminville, Morel et Gissey (Paris), Date d’édition : 1746-1757.
- (3) Patrimoine de pays en Périgord, Conseil d’Architecture d’Urbanisme et d’Environnement, CAUE Dordogne, 2002.
- Roger VAULTIER, Le Chasseur Français N°666 Août 1952, page 510.
Crédit Photos :
- Pigeonniers du Château de Bannes, Dordogne, By Michel Chanaud (Own work), via Wikimedia Commons.
- Le pigeonnier de Lavernelle, Saint-Félix-de-Villadeix, Dordogne, By Père Igor (Own work), via Wikimedia Commons.