La charte de coutumes des bastides

Les seigneurs ne sont pas, par vocation, des bienfaiteurs de l’humanité. Mais leurs intérêts coïncident parfois avec ceux du peuple. Pour qu’un projet de fondation aboutisse, il faut l’ingrédient principal : des habitants ! Comment les faire venir dans un village nouveau ?  (1)

On attirait de nouveaux habitants vers les bastides avec de meilleures conditions de vie, des privilèges et des franchises dûment répertoriées dans une charte de coutumes, dite aussi charte de franchise, véritable règlement intérieur. Les seigneurs sont même prêts à renoncer à certaines de leurs prérogatives comme le droit de cuissage… À noter toutefois que les serfs des seigneurs fondateurs sont exclus de cette aubaine : pour ne pas dépeupler leurs domaines des bras les plus soumis ! Par exemple, lors de la cession de la suzeraineté de Domme au roi de France qui précéda la création de la bastide, l’abbé de Sarlat, seigneur du lieu, fit stipuler que « ses hommes et ceux de sa seigneurie ne pourront être reçus dans la bastide sans son autorisation ». (1)

Afin d’encourager le peuplement des bastides, les fondateurs garantissent aux habitants des droits et avantages consignés dans une charte de coutumes. Cette charte est tout à la fois code pénal, civil, administratif et fiscal qui réglemente précisément la vie communautaire. (1)

La charte de coutumes marque donc l’apparition des libertés communales, en remplacement du système féodal jusque-là dominant. Accordée par le fondateur aux habitants, elle est rédigée à la fondation de la bastide pour régler la vie municipale. Cette charte fixe d’une manière très précise les droits et devoirs de chacun. C’est tout à la fois code pénal, civil, administratif et fiscal qui règlemente la vie communautaire. La conservation de ce document orné du sceau du fondateur et conservé dans la maison communale était gage de confiance.

Les avantages concédés aux habitants sont bien réels. Toutefois, ils sont intéressés et limités. Quoique moins lourdement, les habitants sont tout de même taxés et si la charte leur prodigue autonomie et émancipation, c’est dans la limite de la gouvernance exercée par les bayles. La stratégie des fondateurs consiste finalement à multiplier les libertés individuelles et à limiter les libertés collectives pour tirer un maximum d’avantages de leurs fondations. (1)

D’une façon générale, les chartes de coutumes sont écrites sur le même modèle. Elles se sont largement inspiré du droit romain, notamment pour les testaments, mais elles ont aussi été marquées par le droit féodal. Parfois, elles ont été influencées par celles des grandes villes les plus proches. On notera que les chartes de coutumes anglaises n’étaient guère différentes des françaises dont elles se sont largement inspirées.

Mobiles des habitants

Les poblans ne choisissaient pas leur nouveau lieu de résidence au hasard. D’origine paysanne pour la plupart, ils avaient quitté leurs fermes isolées, placées sous la dépendance d’un seigneur, dans le but de trouver de meilleures conditions d’existence. Les nombreux avantages inscrits sur les chartes de coutumes leur garantissaient des avantages autrement plus intéressants que ceux promis par les anciennes bourgades qui, elles aussi, cherchaient à se repeupler. Il semble d’ailleurs qu’une certaine surenchère s’était installée entre les différentes agglomérations. Mais les bastides promettaient des avantages exceptionnels pour l’époque, voire même révolutionnaires.

Bien qu’il existât quelques favorisés qui étaient libres comme les alleutiers, propriétaires de leurs terres, quelques vilains, qui louaient leurs terres à un seigneur, déjà beaucoup moins libres, la grande majorité des populations était composée de serfs, privés de toute liberté « et qui entraient dans le trafic comme des bêtes », pour reprendre la formule utilisée dans un texte de l’époque, les Annales de Toulouse. Écrasés d’impôts, asservis à leurs seigneurs par de multiples contraintes, privés le plus souvent du droit de chasse, de pêche, et même, de l’usage des pâturages et des bois, leur situation était sans issue puisque leurs fils héritaient de leurs tristes conditions. L’apparition des bastides va faire naître chez eux un grand espoir.

Les populations attendaient beaucoup de l’administration des bastides. Elles en espéraient l’impartialité et l’honnêteté. Elles recherchaient un attrait supplémentaire : la sécurité. Dans leur isolement, les paysans subissaient souvent les méfaits de la guerre. La charte de coutumes garantissant la protection des biens et des personnes. Même la protection des cultures était souvent prévue. Une surveillance était assurée par les mességuiers ou messieurs, des sortes de garde champêtres.

Les principaux avantages garantis dans la charte des coutumes

La rédaction d’une charte débute généralement par les articles concernant les privilèges ayant trait à la liberté des personnes. Suivent les privilèges de nature économiques. Puis sont évoqués les modalités concernant l’administration de la bastide, l’organisation de la municipalité avec des articles à l’intention du bayle et des consuls…

L’affranchissement — Alphonse de Poitiers fut le premier à appliquer les paroles de son frère, le roi Saint Louis : « Au pays de France, nul ne doit être serf ». Tous les hommes qui s’installaient dans une bastide étaient désormais libres, même ceux qui étaient, auparavant, de conditions serviles. Cet avantage était novateur puisqu’il fallut attendre le XIVe siècle pour que la condition libre devienne la règle. Mais ce n’est pas tout. Ils ont aussi la possibilité de choisir un métier autre que celui de paysan et devenir artisan. Certains pourront même réaliser leur rêve en devenant bourgeois. Une véritable révolution ! En matière de justice aussi, ils échappent à l’arbitraire du seigneur. Ils ont le droit de marier leur fille à leur gré ou d’envoyer un fils à la cléricature sans en référer au seigneur. Ils peuvent décider de l’avenir de leurs enfants. Et les femmes ? Bien qu’elles aient des statuts différentiés, on remarque que les femmes possèdent une pleine capacité juridique dès lors qu’elles sont veuves et, de ce fait, en charge de famille : elles contractent, achètent, vendent, testent, administrent des commerces, votent pour élire les consuls.

Exemption de taxe — Bien que les habitants des bastides devaient toujours s’acquitter du cens et de la dîme, dans la majorité des cas, les droits de quête, de taille ou de gîte attachés à leur condition précédente disparaissaient. Lorsque les étrangers devaient régler des droits de leurre pour les marchandises vendues dans les foires ou les marchés, les habitants des bastides n’étaient pas assujettis à la même obligation. Ils sont assurés de ne payer que les impôts utiles aux besoins de leur communauté et fixés par ses représentants, les consuls.

Le droit de propriété — Les futurs poblans savaient qu’après avoir payé le cens pour leurs maisons et leurs terres, ils bénéficieraient du droit de propriété, un privilège à peine croyable pour un serf. Ils pourraient également disposer de leurs biens ce qui se traduisait par la faculté de vendre, donner, aliéner leurs biens…

Autres avantages — Dans quelques bastides, il n’y avait plus obligation de faire cuire le pain dans le four du seigneur. Chacun pouvait posséder un four et assurer lui-même la cuisson. Certaines chartes autorisaient l’exercice du lauset, la réparation des outils aratoires, sans rien avoir à payer.

Administration — Chose également impensable à l’époque, ils peuvent participer à l’administration des affaires communales par l’intermédiaire des jurés ou consuls, qui les représentent. Ceux-ci gèrent la bastide avec le bayle, agent du seigneur ou du roi.

La reconnaissance des coutumes sera bientôt en contradiction croissante avec la centralisation apparue dans la monarchie française à partir du XVIe siècle. Les représentants du roi réduiront progressivement les privilèges reconnus dans les chartes et à la veille de la révolution les auront réduits au minimum.

Malheureusement, la plupart des chartes de coutumes ont disparu. Toutefois, celle de Beaumont-du-Périgord est parvenue jusqu’à nous.


Édouard, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre, seigneur d’Irlande et duc d’Aquitaine, à tous ceux qui liront ces lettres, salut.

Qu’ils sachent que, aux habitants de notre bastide de BEAUMONT, dans le diocèse de Périgueux, nous accordons les libertés et coutumes ci-dessous nommées, savoir :

Article 1. Dans la bastide, il ne sera prélevé ni taille, ni droit de gîte, ni droit de suite, ni droits sur les terrains qui entourent la ville, à moins que ce ne soit la volonté des habitants.

Article 2. Les habitants de la bastide et ceux qui y habiteront dans la suite pourront vendre, aliéner tous leurs biens, meubles et immeubles à qui ils voudront (sauf à une église, un couvent, un ordre religieux) ; sans le consentement du seigneur fondateur.

Article 3. Les habitants pourront marier leurs filles où ils voudront et engager leurs fils dans les ordres religieux.

Article 4. Aucun habitant de la bastide ne pourra être arrêté, il ne pourra pas lui être fait violence, ses biens ne pourront pas être saisis, sauf en cas de meurtre, d’assassinat, de blessures ou autre crime.

Article 5. Aucun habitant ne pourra être cité à comparaître hors de la juridiction de la bastide, pour des faits qui se seraient passés dans la limite de la bastide.

Article 6. En cas de décès, si un habitant meurt sans avoir fait de testament et sans enfant ou héritier, eas biens seront remis à la communauté après un délai d’un an et un jour.

Article 7. Les testaments des habitants faits en présence de témoins seront valables, à condition de ne pas léser les enfants de la part qui leur revient; en cas de difficulté, il sera fait appel au curé de la commune ou à tout autre membre du Clergé.

Article 8. Aucun habitant ne sera obligé de prouver son innocence, dans un duel ou un combat singulier et il ne sera pas pour cela reconnu coupable.

Article 9. Pour chaque terre, les habitants de la bastide pourront acheter, prendre à cens ou recevoir en don, vendre, donner leurs immeubles.

Article 10. Pour chaque terre de quatre cannes, ou quatre aunes (2) de large et dix de long, il est dû six deniers de droits d’oublie, payables à la fête de Saint-Front, et en cas de vente, le douzième du prix de vente sera dû.

Article 11. Si dans le territoire dépendant de la bastide, des incendies se produisent, une amende sera établie à la volonté des consuls (dans les cas où on ne découvrirait pas le coupable, cette amende sera prélevée sur tous les habitants).

Article 12. Le sénéchal et le bayle devront, à leur entrée en fonction, jurer devant les prud’hommes de la ville, de se conduire consciencieusement, d’être justes envers tous, d’observer les coutumes et les statuts approuvés par la ville.

Article 13. Les consuls seront renouvelés chaque année, le jour de la fête des Apôtres Philippe et Jacques (3). Ce jour-là, les six consuls catholiques seront choisis par nous et les anciens consuls, parmi les habitants jugés les plus honnêtes et les plus utiles aux intérêts de la communauté. Les consuls jureront en présence du bayle et du peuple de maintenir nos droits, de gouverner fidèlement le peuple de Beaumont, de ne recevoir aucune récompense en raison de leur fonction. La communauté jurera à son tour de donner aux consuls, conseils et assistance, de leur obéir.

Article 14. Les Consuls auront pouvoir de réparer les rues, les chemins, les fontaines, les ponts, de faire des règlements convenables, de faire tout ce que peut faire la communauté, lever sur les habitants les dépenses nécessaires pour la commune et d’utilité générale. Quiconque aura jeté les ordures sur la voie publique sera puni par le bayle et le consul.

Article 15. Quiconque sera propriétaire dans la bastide ou ses dépendances, devra comme les habitants de Beaumont, contribuer aux dépenses fixées par les consuls pour les besoins de la ville.

Article 16. Quiconque aura méchamment frappé ou maltraité un habitant avec le poing, la main ou le pied, sans qu’il y ait eu sang versé, sera condamné en cas de plainte, à payer cinq sols et à réparer l’injure. S’il a frappé avec un glaive, un béton, une pierre, une tuile, sans qu’il y ait eu de sang versé, l’amende sera de vingt sois; si le sang a coulé, le coupable paiera soixante sols, et en plus, accordera à la victime la réparation d’usage.

Article 17. Si quelqu’un ayant commis un acte est reconnu coupable de mort, i! sera puni par jugement: Ses biens nous seront acquis.

Article 18. Pour des paroles blessantes: amende de deux sols et demi.

Article 19. En cas de désobéissance à un règlement, à un jugement, une amende de trente sols.

Article 21. Quiconque aura tiré l’épée dans de mauvaises intentions, paiera dix sols et fera réparation envers l’offensé.

Article 22. Quiconque aura dérobé un objet valant jusqu’à deux sols, devra courir à travers la ville avec l’objet suspendu au cou. Il paiera cinq sols et rendra l’objet. Si l’objet vaut plus de cinq sols, le voleur sera marqué et condamné à payer soixante sols.

Article 23. Quiconque entrera durant le jour chez autrui pour y voler des fruits, du foin, de la paille, du bois, jusqu’à douze deniers, sera condamné à payer deux sols et demi à la ville. Si le vol est de plus de douze deniers, l’amende sera de dix sols. En cas de vol durant la nuit, amende de trente sols et réparation des dommages. Si un bœuf, vache ou bête de somme entre dans un jardin, vigne, prairie, le propriétaire de la bête paiera trois deniers aux consuls. Pour un porc, trois deniers, pour une brebis, chèvre, un denier avec réparation au propriétaire.

Article 24. Pour usage de fausses mesures, soixante sois d’amende.

Article 25. Pour une plainte au sujet d’une dette, si le débiteur la reconnaît devant le bayle, il n’y aura pas d’amende, mais le débiteur devra rembourser sous neuf jours, autrement il encourra une amende supplémentaire de deux sols et demi.

Article 26. Pour toute plainte qui aura donné lieu à procès, paiement de cinq sois après jugement.

Article 27. Quiconque fera défaut au procès sera condamné à deux sols et demi.

Article 28. Le bayle ne recevra rien pour les frais de justice, avant que le jugement ne soit exécuté et la victime payée.

Article 29. Pour tous les procès au sujet d’immeubles, il sera payé cinq sols pour frais de justice. Les dépenses, les frais, seront remboursés par le perdant.

Article 30. En cas de plainte, le plaignant portera les preuves suffisantes, sinon cinq sols d’amende et paiement des frais et dommages à la partie adverse.

Article 31. Le marché dans la bastide aura lieu le jour du mardi (4). Pour la vente par un étranger d’un bœuf, vache, porc, de plus d’un an, le vendeur donnera un denier pour droit de leude (5), au-dessous d’un an, rien.

  • Pour un âne, cheval, mule de un an, et au-dessus, le vendeur étranger nous donnera deux deniers ; au-dessous d’un an, il ne paiera rien.
  • Pour une chèvre, brebis, bouc, droit de une obole.
  • Pour une saumée de blé : un denier.
  • Pour un setier : un denier.
  • Pourr une hémine de blé : une obole pour leude et mesurage.
  • Pour un quarton : rien.
  • Pour une charge de coupes en verre (la charge d’un homme) un denier ou une coupe en verre valant un denier.
  • Pour une saumée (6) de cuirs bruts : deux deniers.
  • Pour une charge d’homme de cuirs bruts : un denier.
  • Pour une saumée d’objets en fer, de pièces de laine : deux deniers.
  • Pour des souliers, chaudrons, chenétes, poêles, grils, pots, couteaux, faux, sarcloirs, poissons salés, etc…, le Marchand étranger donnera les jours de marché, pour droit d’entrée et de leude, deux deniers.
  • Pour une charge d’homme des objets ci-dessus, le droit est de un denier.
  • Pour une saumée (7) de vases et de pots : un denier.

 


Sources et notes :

  • (1) Jacques Dubourg, Histoire des bastides, les villes neuves du Moyen-Âge.
  • (2) L’aune valait 3 pieds 7 pouces 10 lignes 5/6 soit 1,188 m. La canne mesurait suivant les endroits de 1,70 à 2,98 m.
  • (3) Le 1er mai.
  • (4) Cette date tient compte des dates des marchés des environs afin d’éviter que les marchés aient lieu le même jour dans les villes voisines.
  • (5) Le leude est à la fois droit de place, taxe sur les transactions et indirectement impôt sur les bénéfices commerciaux.
  • (6) Saumée de blé = 4 setiers 156 litres.
  • (7) Saumée, charge d’une bête de somme. Saumo = âne en patois périgourdin. 

Crédit Photos :

  • Fenêtres gothiques de la façade sud, maison du Bayle, bastide de Molières, Dordogne, By Père Igor (Own work), via Wikimedia Commons.

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