Dans son étude intitulé Lanternes des morts du centre et de l’ouest, René Crozet avouait que bien des questions demeurent sans réponse quant aux origines, à la fonction et à la signification des lanternes des morts. En 1942, il écrivait ce qui suit : « Il me paraît, après une nouvelle enquête, impossible à formuler, sur bien des points, autre chose que des hypothèses. La présente étude n’a, d’ailleurs, pas pour objet d’en présenter de nouvelles, mais bien plutôt de faire le point de ce que nous savons et de ce que nous ne savons pas, quitte à avouer que, sur ces monuments en apparence bien simples, l’inconnu l’emporte sur le connu ». Et aujourd’hui, que savons-nous précisément ? Comme nous allons le voir, pas grand chose de plus, il faut bien le reconnaître… (1)

Les premières lanternes des morts remontent au XIe siècle, mais la plupart ont été construites aux alentours du XIIe siècle. Le XIVe siècle, marque la fin de cette période de construction qui, de fait, s’est avérée bien éphémère. À ce jour, on ne compte plus qu’une centaine de lanternes des morts en France. Certaines ont été détruites pendant la période révolutionnaire. Pour des raisons de salubrité publique, de nombreux cimetières, situés près des églises, au milieu des bourgs, ont été déplacés en périphérie. Si une partie des tombes suivent, beaucoup de lanternes sont purement et simplement supprimées, au même titre que d’autres symboles et édifices religieux.

Celles qui subsistent sont essentiellement concentrées dans le centre ouest de la France, incluant les actuels départements de l’Allier, de la Charente, de la Charente-Maritime, de la Corrèze, de la Creuse, de l’Indre, de la Loire, du Lot, du Puy-de-Dôme, des Deux-Sèvres, de la Vendée, de la Vienne, de la Haute-Vienne et de la Dordogne. Cette vaste zone géographique correspondant grosso modo au territoire nominal du duché d’Aquitaine au Xe siècle. Elles sont particulièrement nombreuses en Creuse et en Haute-Vienne. En Dordogne-Périgord, on en compte seulement une petite dizaine, dont celles d’Atur et de Cherveix-Cubas, toutes deux classées au titre des Monuments historiques. Par contre, celle de Sarlat serait non pas une lanterne, mais plus vraissemblablement une chapelle sépulcrale…

Les premières études consacrées aux lanternes des morts ont été effectuées par certaines des sociétés savantes qui prospérèrent au XIXe et durant la première moitié du XXe siècle. C’est Arcisse de Caumont (2) qui sera le précurseur en intégrant à son cours d’archéologie un chapitre sur les lanternes des morts, publié dès 1837 dans le Bulletin monumental. Dans les années qui suivent, de nouvelles publications voient le jour avec les études de l’abbé Leclerc en Limousin et l’intégration des lanternes dans le Dictionnaire d’architecture raisonnée d’Eugène Viollet le Duc (3). Soit dit en passant, le terme de « lanterne des Morts » est un néologisme qui date de cette époque. Antérieurement, et suivant les provinces, on parlait de Lampa Cymeteri ou lampe du cimetière, ou bien de fanal, lampier, tourelle, tournièle, tournière, phare, voire plus simplement de luminaire.

Description générale

Le seul témoignage écrit de l’époque médiévale qui évoque une lanterne des morts – sans toutefois la nommer – est un passage du De miraculis de Pierre le Vénérable, diplomate, réformateur, théologien et abbé de Cluny au XIIe siècle. Ce texte décrit un jeune novice de l’abbaye bourguignonne de Charlieu conduit au cimetière des moines par un prieur défunt qui lui est apparu. La description de la construction dressée au centre du cimetière correspond en tout point à celle d’une lanterne des morts. La voici :

« Il y a, au centre du cimetière, une construction (structura) en pierre, au sommet de laquelle se trouve une place qui peut recevoir une lampe (lampas), dont la lumière (fulgor) éclaire toutes les nuits ce lieu sacré, en signe de respect (ob reverentiam) pour les fidèles qui y reposent. Il y a aussi quelques degrés (gradus) par lesquels on accède à une plate-forme (spatium) dont l’espace est suffisant pour deux ou trois hommes assis ou debout. (4) »

Croquis d'une lanterne des morts (élévation et coupe)

Une lanterne des morts se présente toujours sous la forme d’un édicule maçonné en forme de tour. Par contre sa forme est variable : elle se présente soit sous la forme d’une colonne simple, soit sous celle d’une petite tourelle maçonnée en belles pierres, souvent élancée, haute de 4 à 11 mètres (la plus haute de France est celle de Saint-Pierre-d’Oléron en Charente-Maritime : elle mesure 23 mètres de haut, mais cette hauteur est exceptionnelle). Cette colonne est généralement creuse. Les lanternes des morts se distinguent donc des croix hosannières, monuments funéraires dont leurs colonnes sont pleines et toutes dépourvues de lanternon à leur sommet. Le corps de cet édicule est de forme circulaire, carré ou polygonale, surmonté d’un lanterneau ajouré (au moins trois ouvertures) dans lequel on plaçait un fanal allumé. Le toit est formé d’un cône, d’un clocheton à écailles ou d’une pyramide, coiffé d’une croix. Pour les lanternes les plus imposantes, une petite porte située à la base permet d’atteindre le sommet de l’édifice – grâce à un escalier ou, le plus souvent, à de simples encoches – pour y fixer une lampe allumée, au moyen d’un crochet. Parfois, l’intérieur est si étroit que seul un enfant peut y pénétrer. Certaines lanternes, les plus hautes, sont équipées de poulies permettant de hisser la lampe au sommet. Les lanternes des morts sont presque toutes placées sur un important emmarchement de deux à quatre degrés formant plate-forme. Quelquefois, une niche aménagée dans le mur extérieur abrite un saint.

Les lanternes des morts se distinguent donc des croix hosannières, monuments funéraires dont leurs colonnes sont pleines et toutes dépourvues de lanternon à leur sommet.

Fonction et signification des lanterne des morts

Les hypothèses les plus diverses ont été émises quant à la fonction des lanternes des morts. De nombreux historiens ont tenté de percer leur mystère, mais ils n’ont pu émettre que des hypothèses. Veiller sur le repos des âmes ? Les guider vers le paradis ? Suggérer aux paroissiens de prier pour leurs défunts ? Guider les pèlerins vers un lieu sûr où passer la nuit ? Et, pourquoi pas, permettre aux morts partis en balade nocturne de retrouver leur tombe avant le lever du jour ? Une fois écartées les hypothèses les plus improbables, on peut en retenir au moins trois :

  • Phares destinés à guider les voyageurs : certains historiens pensent que ces curieuses tours jalonnaient certains grands itinéraires comme ceux conduisant vers Saint-Jacques-de-Compostelle, mais ce n’est pas une généralité. Cette hypothèse peut être confirmée par la présence de quelques lanternes, comme celle de Longjumeau qui était la première étape sur le chemin de pèlerinage venant de Paris, ou bien encore celle d’Arles, point de départ d’un des quatre principaux axes de Saint-Jacques-de-Compostelle.
  • Enseignes signalant un cimetière, donc un lieu dangereux, à éviter, où les morts quittent leurs tombes pour hanter les vivants, avant de retrouver leur cimetière à l’aube… La lanterne permet également aux âmes des revenants, qui partent du cimetière la nuit pour hanter les vivants, leur reprochant souvent de ne pas assez prier pour eux, de retrouver leurs tombes avant l’aube. Vers le XIIe siècle, le cimetière devient un lieu dangereux, surtout la nuit. C’est le lieu de transition entre le monde des vivants et le monde des morts. Les récits de phénomènes surnaturels survenus dans les cimetières sont nombreux à cette époque. La lanterne des morts, porteuse de la lumière divine, lutte donc contre ces manifestations surnaturelles d’origine démoniaque. Pour les voyageurs ou les villageois qui se déplacent la nuit, elle marque l’emplacement du cimetière, et leur permet de le traverser en sécurité ou de l’éviter.
    C’est au Moyen-Âge que le cierge individuel est remplacé par une lanterne collective, à partir des XIIe et XIIIe siècles. Plusieurs auteurs en expliquent le sens.
  • Fanal permettant d’entretenir une flamme auprès des tombes. Dès l’Antiquité, il est de tradition d’entretenir une flamme auprès des tombes. Cette coutume est reprise par les premiers chrétiens pour qui la mort n’est qu’un passage de la lumière terrestre vers la lumière céleste. Les tombeaux s’ornent de bougies. Mais comme cette tradition est d’origine païenne, l’Église interdit cette pratique qu’elle qualifie de superstition. Cette décision est prise au concile d’Elvire qui s’est tenu à Iliberris (aujourd’hui Alarife, un quartier de Grenade en Espagne) au début du IVe siècle (vers 305)… mais, sans grand résultat, d’autant plus que le concile d’Elvire est un concile provincial, dont les décisions n’avaient qu’une portée géographique limitée. En fait, cette pratique est rapidement « christianisée » et le cierge est intégré au dogme chrétien comme le souligne saint Jérôme (347-420) lui-même : « On allume des cierges près du corps des défunts pour signifier qu’ils sont morts illuminés des clartés de la foi et qu’ils resplendissent maintenant dans la gloire de la céleste patrie ». Finalement, au Moyen-Âge, le cierge individuel est remplacé par une lanterne collective, résistante aux intempéries : la lanterne des morts. Mais, en 1218, le chapitre général de l’ordre cistercien interdit, une nouvelle fois, de faire brûler des lampes sur les tombes, mais, là encore, sans grands résultats.

Lumière : eschatologie et protection du cimetière

Dans le christianisme, le symbolisme de la lumière est particulièrement riche. Pierre de Cluny, surnommé le Vénérable (vers 1092-1156), écrit : « C’est par respect pour les morts qui reposent dans le cimetière que cette lumière est entretenue ». Peu après, en 1187, Guillaume de Tournon ajoute que ces lampes « rappellent et symbolisent l’immortalité de l’âme ». Et d’autres textes nous précisent que ces monuments constituaient un moyen d’obtenir le salut éternel des défunts grâce à leur lumière permettant « d’éclairer dans les voies éternelles les âmes des trépassés ». La lumière divine, qui préfigure la lux perpetua, signifierait aussi l’attente du Rédempteur (voire la parabole des vierges sages et des vierges folles dans l’Évangile).

« Allumer une lampe dans la nuit du cimetière préfigure en quelque sorte le royaume céleste et promet béatitude et salut aux défunts qui reposent là, comme aux vivants qui passent. […] La lumière qui brille dans la lanterne des morts peut ainsi manifester la présence du Christ veillant sur ses fidèles, promesse de vie quand la croix rappelle sa victoire sur la mort. »

Enfin, la lampe allumée représente la présence de Dieu qui éloigne les démons de l’espace des morts et protège défunts et vivants de tous les dangers surnaturels. La lanterne des morts serait donc un gage de protection divine : elle veille sur l’âme des défunts qui attendent leur salut. Elle est opposée aux ténèbres où œuvrent le diable et ses démons. Cette lumière préserverait donc les vivants de l’apparition de revenants. Il est à noter, que lorsque les lanternes des morts sont édifiées, à la fin du XIe et au début du XIIe siècles, les récits de revenants dans les cimetières se multiplient.

« À l’époque romane, le cimetière semble devenir un lieu dangereux. Espace des défunts, où les corps se décomposent, il concentre l’angoisse de la mort et celle de l’inconnu, révélant les mystères de l’autre monde. C’est là que se manifestent les revenants. Selon Jean-Claude Schmitt, “le cimetière compte parmi les lieux les plus propices aux apparitions”. Lieu intermédiaire entre la terre profane du village et l’espace sacré de l’église, entre les activités quotidiennes et les célébrations liturgiques, le cimetière et ses tombes (anonymes pour la plupart) jouent un rôle médiateur entre l’ici-bas et l’au-delà. Le purgatoire y ouvre ses portes et laisse échapper les âmes en peine qui réclament des prières, en particulier la nuit, tout près de ces corps qu’elles ne se résolvent pas encore à abandonner. »



Où peut-on voir des lanternes des morts en Périgord ?

Si le Périgord ne compte pas autant de lanternes des morts que le Limousin voisin, on en dénombre tout de même une dizaine. Voici la liste de celles qui méritent vraiment le détour :

  • Atur : cette lanterne des morts de forme cylindrique a été édifiée dans le bourg, aux XIe ou XIIe siècle, à l’emplacement de l’ancien cimetière dont l’abandon est déjà mentionné en 1853. Elle a été classée monument historique le 21 mai 1932.
  • Bourdeilles – Église paroissiale Saint-Pierre-ès-Liens, XVe et XIXe siècles avec un lanternon décoratif au-dessus de la sacristie, ressemblant à une lanterne des morts.
  • Cherveix-Cubas – Dans le cimetière de Cubas, classée monument historique le 9 décembre 1939.
  • Sarlat – Lanterne des morts dite « Tour Saint Bernard », aussi appelée lanterne des Maures, chapelle sépulcrale classée monument historique le 22 novembre 1981, située dans l’ancien cimetière XIIe siècle. Cette tour édifiée en 1180 dans l’enclos monastique suscite de nombreuses interrogations. Les historiens en sont encore à former des hypothèses sur les raisons de sa construction. Si certains chercheurs estiment que cet édifice est la lanterne des morts du cimetière monastique, d’autres pensent que ce monument commémore au contraire le passage de saint Bernard à Sarlat et le miracle qu’il accomplit en sauvant la ville de la peste en 1147. D’autres historiens y voient eux une interprétation de la tour de la Résurrection faisant partie du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Classée Monument Historique depuis 1861, la tour demeure encore aujourd’hui une énigme.

Les cheminées sarrasines sont parfois prises à tort pour des lanternes des morts. On en trouve de rares exemplaires en Dordogne, sur les toits de maisons d’habitation comme à Brantôme ou à Carlux, et sur le toit de l’hôpital de Montignac. Ces cheminées typiques, à l’aspect d’un minaret ou d’un petit clocher, étaient généralement surmontées d’une croix. Au XVIIIe siècle, ces cheminées étaient déjà considérées d’un autre âge ; de là, certainement, l’appellation de « sarrasines », et non pas en raison d’une origine mauresque.

Ces lanternes des morts ont cessé définitivement de fonctionner à la Révolution : « L’abbé Leclerc, (Les fanaux en Limousin, Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, t. XIII, 1863, pp. 69-82), se désolait de les voir éteintes depuis 1793. Cependant, les traditions régionales rapportent qu’au XIXe siècle, on voyait briller du feu dans chaque cimetière, la nuit de la Toussaint, en haut d’un cyprès. (Cité par A. Lamontellerie, Mythologie de Charente-Maritime, Paris, Le Croît Vif, 1995 (Documentaires), p. 56). En Loire-Atlantique, aux Moûtiers, la lanterne (tardive) est encore de nos jours allumée à chaque décès dans la paroisse et dans la nuit du 1er au 2 novembre. (Cf. La lanterne des morts des Moûtiers-en-Retz, Le magazine du Conseil général de Loire-Atlantique, n° 12, été 1999, p. 39.) » — La Pierre angulaire.


Sources :

Crédit Photos :

  • Lanterne des morts de Atur, (Dordogne), by Père Igor (own work), via Wikimedia.
  • Lanterne des morts de Bourdeilles, (Dordogne), by Dimimis (own work), via Wikimedia.
  • Lanterne des morts de Cherveix-Cubas, (Dordogne), by Père Igor (own work), via Wikimedia.
  • Lanterne des morts de Sarlat-la-Canéda dite tour Saint-Bernard, (Dordogne), by Manfred Heyde (own work), via Wikimedia.
  • Lanterne des morts de Sarlat-la-Canéda, (Dordogne), by Stefi123 (own work), via Wikimedia.
  • Le chevet de la cathédrale de Sarlat-la-Canéda, les enfeux et la lanterne des morts, (Dordogne), by Thesupermat (own work), via Wikimedia.

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