Les paysans (…) cultivent mal, suivant de mauvaises méthodes, avec de déplorables outils. (…) Quant aux vignerons, sauf dans le Bergeracois, ils ne savent ni soigner la vigne, ni faire un vin qui mérite ce nom, ni, surtout, le conserver dans les fûts. (…) Les plaines du Bergeracois doivent à leur climat plus doux, à leurs terres plus fécondes, à la proximité aussi d’un grand marché bordelais, d’échapper peu ou prou à la routine, à la malfaçon et, pour tout dire, à la misère. La richesse relative de ces pays ne fait que mieux mesurer la pauvreté des autres. — Jean Maubourguet, Secrétaire-Général de la Société Historique et Archéologique du Périgord.
Voici la reproduction du chapitre consacré aux vins et à la viticulture en Périgord aux alentours de la Révolution française, dans l’étude effectuée par le marquis André Alain de Fayolle, un manuscrit de soixante-dix-neuf pages intitulée Topographie Agricole du Département de la Dordogne. Fayolle explique longuement la médiocrité de l’agriculture périgorde : pauvreté des sols, mauvaise rotation des cultures, mode d’exploitation des terres. Les faiblesses de l’agriculture périgourdine ont été confirmées par des travaux ultérieurs : enquêtes agricoles de la première moitié du XIXe siècle (dont celle de Brard), recherches d’historiens contemporains.
Agronome et agromane érudit périgourdin, le marquis André Alain de Fayolle (1765– 1841) fut un personnage de premier plan sous l’Empire et la Restauration. Grand propriétaire terrien (539 ha dans la commune de Tocane), c’est une des plus grandes fortunes du Périgord. À partir du 22 avril 1828, il anima la Société d’Agriculture du département comme vice-président ; il fut aussi président du comice agricole de Montagrier, dès sa fondation, en 1834. Introduisant cultures nouvelles (betterave, colza, mûriers), développant les prairies artificielles sur ses terres, il multiplia les communications à la Société d’Agriculture ; sa compétence dans le département était indiscutée. À partir de 1830, il eut tout le temps de se consacrer à l’agronomie ; rallié à Napoléon dès 1804, il refusa de prêter serment à Louis-Philippe, et ne fut plus ni conseiller général, ni maire de Tocane.
Sa Topographie Agricole du Département de la Dordogne était destinée à la Société d’Agriculture de la Seine, dont il était correspondant depuis 1799, et répondait à un concours organisé sur ce thème. Deux ans avant la grande statistique des préfets de l’an XI, Fayolle dressait un tableau sans complaisance de la situation agricole du département. Selon lui, la situation était aussi catastrophique en 1801 qu’à la fin du règne de Louis XV, à l’exception de la diffusion de la pomme de terre.
Les vins et la viticulture en Périgord
On peut évaluer à un trentième environ l’étendue des terres plantées en vigne dans le département. Leur produit est en général très médiocre et la culture peut soigner. Le propriétaire est satisfait lorsqu’un arpent travaillé par des vignerons ou des métayers produit deux barriques de vendange qu’il doit partager avec son colon (2). Les cinq-sixième des vignes sont ainsi livrées à des gens qui n’en ont aucun soin ; aussi, rarement un vignoble, entre leurs mains, dure-t-il plus de trente ans. Ils lui donnent une façon à la hâte et, dans les moments où ils ne peuvent pas faire autre chose, tels que les temps de pluie ; ils n’y mettent jamais de terreau ; ils taillent lorsque la vie a déjà développé une partie de ses bourgeons, ne lui laissent qu’un bouton et ne sont pas dans l’usage de l’ébourgeonner et de l’ésurdenter.
Cette mauvaise culture est pratiquée par la majeure partie des propriétaires cultivateurs. On plante sans distinction toutes les espèces qu’on peut se procurer. Raisins blancs, raisins rouges, tout est confondu dans la vigne ainsi que dans la cuve. Que l’année soit sèche ou pluvieuse la routine prévaut. On vendange sans consulter le plus ou moins de maturité, et le raisin, sans être foulé ni érapé, reste chaque année dans la cuve environ un mois. Aussi, un vin qui, dans ce pays, devrait être bon et généreux, a-t-il souvent toutes les qualités contraires et ne peut se conserver plus d’un ou deux ans, tandis qu’avec un mode de culture différent et qui se rapprocherait de celui des pays voisins, on obtiendrait des vignes qui peut-être, un jour, rivaliseraient avec ceux de la Gironde. On ne parle ici que de la partie occidentale du département. (3)
Les ceps restent dans l’eau jusqu’à ce qu’il soit plantés, à fossés ou à la barre de fer, suivant le plus ou moins de profondeur de la terre. En général, on observe de placer le vignoble au midi ou au soleil levant. La vigne est renouvelée par des provins et la greffe est inconnue dans ce département.
Les vignerons et métayers ont ordinairement la moitié de la vendange pour leurs salaires. Vers Mussidan et Bergerac, les propriétaires qui ne font pas cultiver leurs vignes par des ouvriers à la journée, payent à leurs vignerons un demi sac de bled par un arpent pour tous les travaux de l’année et cinq centimes en sus par chaque provin lorsqu’il y met du terreau et moitié moins lorsqu’il n’y en met pas.
Les vignes sont basses, excepté dans l’arrondissement de Bergerac. La navigation de la Dordogne procurant au propriétaire un débouché facile pour ses vins, il s’est attaché par une culture bien entendue à leur donner toutes les bonnes qualités que le climat et le terroir pouvaient leur procurer. Pour faire ses vins blancs, très estimés dans le nord de l’Europe, il attend la parfaite maturité du raisin. Ces vendanges durent plus d’un mois parce qu’il ne cueille chaque fois que la grappe dont tous les raisins ont la première pellicule qui s’enlève et s’échappe sous les doigts quand on presse le grain ; bien souvent même, on choisit et on coupe avec des ciseaux les grains les plus mûrs d’une grappe et on laisse le reste pour une autre fois.
Les vins rouges de Bergerac sont un peu gros et foncés en couleur. Leur qualité est au-dessus de celle des vins blancs, mais ils supportent bien la mer et on les expédie pour les ports de la ci-devant Bretagne et jusqu’en Hollande. Les vignes sont échalassées. (4) Cette méthode, qui force le vigneron a laissé plusieurs boutons au sarment, augmente de beaucoup la quantité de vendange, l’air circule mieux et la grappe, moins près de terre sans en être trop éloignée, acquière une maturité plus parfaite et devient moins sujette à couler lors de la fleuraison.Dans le reste du département, on retrouve quelques cantons tels que Celles, Brassac, Gouts, Rossignol, dans l’arrondissement de Ribérac et, dans celui de Périgueux, les environs de Brantôme, dont les vins, malgré leur mauvaise manipulation, sont d’une qualité supérieure à celle des autres districts et trouvent un débit assuré dans le ci-devant Limousin. Vers Dôme, Belvès, Monpazier, les vins sont très colorés et se rapprochent beaucoup de ceux de Cahors. On les envoie à Libourne, Bordeaux, et même dans le Nord ; ils servent à couper les vins légers et moins chargés en couleur. Terrasson, Montignac, la Bachellerie, Excideuil, Thiviers et Nontron, voisins et frontières des départements de la Corrèze et de la Haute-Vienne, débitent leurs vins ans dans ces deux endroits. Leur très médiocre qualité n’en empêche pas la vente : la proximité des pays dépourvus de vignes, la facilité d’un transport rapproché suppléent et forment un équivalent à la bonté qui leur manque.
Dans l’arrondissement de Ribérac, il y a beaucoup de vignes plantées en joelle ou jolats : c’est le nom qu’on donnait à des vignes attachées et fixées sur des traverses qui sont soutenues par des piquets (5) ; quelquefois même on emploie à cet usage des arbres courbés dès leur jeunesse. Au milieu des terres labourables, le voyageur est agréablement surpris d’apercevoir, parmi la couleur dorée des moissons, des bandes parallèles de verdure qui coupent cette riche uniformité et reposent sa vue. Il voit encore, le long des chemins et au-dessus de sa tête, des vignes que la main de l’homme forcé de monter sur des arbres. Une double récolte se présente souvent à son œil étonné ; il se croit transporté dans les fertiles pleine de l’Italie. Mais, si cette culture forme un agréable tableau et produit abondamment, elle ne flatte pas autant le goût. Le vin qu’on retire de ce raisin, surtout de celui qui mûrit sur les arbres, conserve une saveur âpre, qu’on appelle dans le pays goût de branche ; il ne peut se garder et il faut le boire dans l’année.
On l’a déjà dit, les propriétaires ne suivent aucune règle relativement à la fermentation du vin et au décuvage. Les cuves ne sont point couvertes et le chapeau est formé par la vendange, qui s’aigrit a plus d’un pied de profondeur. La routine de le laisser cuver deux et trois décades existe généralement. On retire le vin quand il est froid ; on le met dans des futailles et on le garde ainsi jusqu’à la vente. Alors, quelquefois, on le soutire ; mais, plus souvent, on le vend avec sa lie et jamais on ne le foitte. Il se trouve quelques propriétaires aisés qui donnent toute ces façons à leurs vins, mais ce n’est jamais à ceux qu’ils gardent leur consommation.
Il se fait peu d’eau-de-vie. L’arrondissement de Ribérac expédie à lui seul les deux-tiers de celle qu’on distille. On les envoie à Angoulême et à Bordeaux. Cette branche de commerce n’est pas assez suivie ; elle pourrait devenir florissante et procurer un grand avantage au département.
Malgré tout ce qu’on vient de dire sur la mauvaise culture et la manipulation des vins, cette partie de l’agriculture est encore très précieuse pour ce pays. Arthur Young (6) a dit avec raison qu’elle seule faisait pencher la balance dans les produits territoriaux de la France comparés avec ceux de l’Angleterre. Dans la Dordogne, on ne plante en vigne que les terrains qui, sans ce végétal, resteraient incultes ou couverts de bruyère.
Sources et notes :
- (1) Manuscrit des Archives de la Société Historique et Archéologique du Périgord publié par Jean Maubourguet, Secrétaire-Général de cette Société, Éditions de la Société Historique et Archéologique du Périgord, 1939.
- (2) D’après Monsieur Guy Duboscq, la vigne, dans la région de Razac-d’Eymet, aux environs de 1780, ne donnait pas une barrique à l’hectare. Dans les Annales agricoles on peut lire plusieurs études ou notes d’André de Fayolle sur la vigne ou la vinification.
- (3) Le document parle de la Dordogne, mais sans doute faut-il lire Gironde.
- (4) Les vignes sans échalas sont ordinaires dans le Périgord, affirme Latapie ; il est même extrêmement rare qu’elle soit soutenue par des carassonnes.
- (5) En Gironde, les terres en joalles présentaient alternativement un rang de vigne et un sillon de blé.
- (6) Arthur Young (1741–1820) était un agriculteur et agronome britannique. Auteur de nombreux ouvrages, il eut de son vivant une grande renommée. Son Voyages en France, paru en 1792, livre des informations précieuses sur la France rurale. Selon cet auteur, en l’an XII, les bois occupent 228 264 hectares ; les châtaigneraies en couvrent 85 472.